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LA ROBE

Dans l'étroite mansarde où glisse un jour douteux
La femme et le mari se querellaient tous deux.
Il avait, le matin, dormant, cuvant l'ivresse,
Et s'éveillait, brutal, mécontent, sans caresse,
Le regard terne encore, et le geste alourdi
De l'honnête ouvrier qui repose à midi.
Il avait faim. Sa femme avait oublié l'heure.
Tout n'était que désordre aussi dans la demeure.

Mais le coupable, usant d'un stupide détour
S'empresse d'accuser pour s'absoudre à son tour:
«Qu'as-tu fait? D'où viens-tu? Réponds-moi. Je soupçonne
Une femme qui sort et toujours m'abandonne».
—«J'ai cherché du travail, car tandis que tu bois,
Il faut du pain pour vivre, et s'il gèle du bois!»
—«Je fais ce que je veux!» —«Donc je ferais de même!»
—«J'aime ce qui me plait!» —«Moi j'aimerai qui m'aime!»
—«Misérable!» Et soudain des injures, des cris,
Tout ce que la misère inspire aux cœurs aigris,
Avec ces mots affreux, mille blessures vives,
Les regrets du passé, les mornes perspectives,
Et l'amer souvenir d'un grand bonheur détruit.

Mais l'homme tout à coup: «A quoi bon tout ce bruit?
J'en suis las! Tous les jours c'est dispute nouvelle,
Et c'est trop souvent me rompre la cervelle!
Beau ménage vraiment que le nôtre après tout.
Je prends à vivre ainsi l'existence en dégoût.
Rien ne m'attire plus dans cette chambre sombre
Où la chance est mauvaise, où des malheurs sans nombre
M'ont accablé». La femme aussitôt: «Je t'entends.
Eh bien séparons-nous! D'ailleurs voilà longtemps
Que nous nous menaçons». —«C'est juste!» —«En conscience,
J'ai trop tardé». —«J'eus trop de patience,
Une vie impossible!» —«Un martyre!» —«Un enfer!»
«Va-t-en donc!» Dit la femme, ayant assez souffert.
Garde ta liberté, moi, je reprends la mienne!
J'ai travaillé pour toi, quoiqu'il advienne,
J'ai mes doigts, j'ai mes yeux, je saurais me nourrir.
Va boire! Tes amis t'attendent. Va courir
Au cabaret! Le soir, dors où le vin te porte!
Je ne t'ouvrirai plus, ivrogne cette porte!

—«Soit. Mais supposes-tu que je vais te laisser
Les meubles, les effets, le linge et renoncer
A ce qui me revient dans le peu qui nous reste
Emportant comme un gueux, ma casquette et ma veste?
De tout ce que je vois, il me faut la moitié.
Partageons, c'est mon bien!» —«Ton bien, quelle pitié!
Qui de nous, pour l'avoir, montra plus de courage?
O pauvre mobilier que j'ai cru mon ouvrage!
Qu'importe! Je consens encore à partager.
Je ne veux rien de toi qui m'est un étranger!»
Et les voilà prenant les meubles, la vaisselle,
Examinant, pesant… Sur leurs fronts l'eau ruisselle…

La fièvre du départ a saisi le mari.
Muet, impatient, et sans rien d'attendri,
Ouvrant chaque tiroir, bousculant chaque siège,
Il presse ce travail impie et sacrilège.
Tout est bouleversé dans le triste taudis,
Dont leur amour peut-être eut fait un paradis.
Confusion sans nom, spectacle lamentable.
Partout sur le plancher, sur le lit, sur la table,
Pêle-mêle, chacun d'un rapide regard,
Entasse les objets et se choisit sa part.
«Prends ceci, moi cela! Toi ce verre, moi l'autre!»
—«Ces flambeaux, partageons!» —«Ces draps, chacun le nôtre!»
Et tous deux consommaient, en s'arrachant leur bien,
Ce divorce du peuple, où la loi n'est pour rien.

Le partage tirait à sa fin. La journée,
Froide et grise attristait cette tâche obstinée,
Quand soudain l'ouvrier, dans le fond d'un placard,
Sur une planche haute aperçoit à l'écart
Un vieux paquet noué qu'il ouvre et qu'il déplie.
«Qu'est-ce que cela? dit-il, du linge qu'on oublie?
Voyons… des vêtements? Une robe? Un bonnet?...»
Leur regard se rencontre, et chacun reconnaît,
Intact et dormant sous l'oubli des années,
D'une enfant qui n'est plus, les reliques fanées.
Ils s'arrêtent tous deux, interdits et sans voix.
Leur cœur est traversé d'un éclair d'autrefois.
Leur fille en un instant revit, là, toute entière,
Dans sa première robe, hélas, et sa dernière.

«C'est à moi, c'est mon bien!» dit l'homme en la pressant.
—«Non, tu ne l'auras pas, dit-elle en palissant,
Non, c'est moi qui l'ai faite et moi qui l'ai brodée…»
—«Je la veux!» —«Non, jamais! Pour moi je l'ai gardée,
Tu peux prendre tout! Laisse-moi seulement,
Pour l'embrasser toujours, ce petit vêtement.
O cher amour, pourquoi Dieu l'a-t-il rappelée?
Depuis trois ans tantôt qu'elle s'en est allée,
Si bonne et si gentille… Ah! depuis ton départ
Tout a changé. Pour moi maintenant c'est trop tard».

Et d'un pas chancelant, elle prit en silence
Les objets qu'il lâcha sans faire de résistance.
Elle s'arrêta longtemps sur ces restes sacrés,
Immobile et rêvant, ses yeux désespérés,
Embrassa lentement l'étroite robe blanche,
Le petit tablier, le bonnet du dimanche,
Puis dans les mêmes plis, comme ils étaient d'abord.
Sombre, elle enveloppa les vêtements de mort
En murmurant tout bas: «Non! Non! C'est trop d'injures!
Tu te montres trop tard!» —«Trop tard en es-tu sûre?»
Dit l'homme en éclatant: «Et puisque notre enfant
Vient de nous parler encore, et qu'elle nous défend
De partager la robe où nous l'avons connue,
Et que pour nous gronder son âme est revenue,
Veux-tu me pardonner? Je ne peux plus partir!»

Il s'assit. De ses yeux coulait le repentir.
Elle courut à lui: «Tu pleures? Ta main tremble».
Et tous deux, sanglotant, dirent: «Restons ensemble!»



Eugène Manuel


«Poémes populaires»

español Traducción de Ismael Enrique Arciniegas

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